samedi 8 juillet 2017

Une nuit du Festival de la Toronja à Cuba(Chapitre II)



Voilà la suite d’une nuit du Festival de la Toronja, qui avait mise aux prises les étudiants congolais contre l’alliance des étudiants arabes du Sahara Occidental et du Yémen du Sud. Les autorités cubaines n’ont jamais voulu faire écho de cette histoire pour préserver la réputation de leur régime et société. Heureusement que j’étais l’un des acteurs de cet épisode et je suis là pour vous la raconter dans un style romanesque. Nous sommes au second chapitre d’une série de trois.

Nueva-Gerona, Île de la Jeunesse(Cuba).
Quand nous sommes arrivés en ville, il y avait plein de monde et des foires partout, on vendait des sandwiches au porc, des délicieux gâteaux que l’on appelait Pan de Gloria. La Pipa de cerveza(le camion-citerne à bière) aussi ne pouvait pas manquer. 

Nous vivions à une époque où les Cubains se croyaient encore dans les années 30 avec leur style vestimentaire atypique. Les hommes laissaient pousser la barbe avec beaucoup de cheveux au pur style afro, surtout les noirs et les métis. Plus on était barbu avec de cheveux touffus, plus on était un vrai macho. Ils aimaient les pantalons en jersey de laine élastique, serrés, qui s'ouvraient vers le bas comme des pattes d'éléphant. Les femmes aussi s'habillaient de la même manière, mais encore plus sexy avec toujours cette touche d'érotisme créole.

L'ancienne école des Bissau-guinéens(Esbec # 42) abandonnée dans ses ruines.

Les Cubaines de cette époque étaient super cool. Leur manière de vivre simple en faisait des compagnies agréables pour nous. A partir des années 90, les conditions de vie à Cuba ne cessaient de se dégrader et les différences sociales commençaient à se faire sentir entre eux. Nous percevions également des changements dans leurs attitudes à notre égard. Ils parlaient mal parlé de nous, ils ne voulaient plus nous servir dans les établissements de commerce publics etc. Beaucoup de cubains pensaient que notre programme (des écoles internationales) était l’un des responsables de leur situation économique. La vie devenait moins agréable pour nous.

Revenons à notre nuit de la Toronja, mon cœur commençait à battre la chamade. J’étais encore adolescent, mais j’étais bien conscient des risques liés aux bagarres de groupes. Je me suis mis à penser à ma famille restée au Congo. Pendant les vacances 88, mon père m'avait conseillé juste avant de reprendre l'avion. 

Il avait dit: « Mon fils, repars étudier et ne crains rien. J'ai mis à ta disposition tous mes diables pour te protéger!» … Il continue: « Ndzobi(un fétiche téké) est avec toi pour préserver tes études et ta santé. Le Cubain qui toucherait à un seul de tes cheveux ne verra que du feu et sa famille en pâtira.»
Des adolescents de l'École 48 des Congolais
Il m'avait remis une bouteille en plastic de 2 litres, remplie d'un liquide rougeâtre qui sentait très mauvais. C'était l'odeur d'un mélange du manioc fermenté avec une plante amère que l'on appelle chez nous le Congo BololoÀ chaque fois que je sortais de l’Esbec # 48, je déversais ce liquide sur moi en petite quantité pour ma protection.Je croyais tellement à cette protection occulte que je l'avais jalousement conservé jusqu'à son épuisement complet en 1995 quand j'étais à la Fac. 

Il faut comprendre que nous partions du Congo très jeunes, âgés entre 11 et 15 ans, pour suivre notre formation loin en Amérique. Nos parents prenaient donc des décisions délicates et courageuses de point de vue émotionnel.Le fétiche était devenu en quelque sorte le seul lien spirituel qui nous unissait avec nos familles et qui nous servait aussi d'instrument pour nous rassurer.


Aujourd'hui je ne sais pas si je peux dire que ce sont les « diables» de mon père qui m'ont guidé sainement dans ce pays si difficile durant 14 ans.


Les travaux dans les champs à tous les jours nous apporté des habiletés avec le maniement de la machette.
Durant mon long séjour à Cuba j'ai beaucoup sillonné les rues de cette grande île. J'ai pu me tirer de situations très dangereuses. Vous savez, Cuba de cette époque donnait l'illusion de ce que l'on voit dans des cartes postales. C'était cette île paradisiaque des Antilles, dont les eaux colorées de la mer se laissaient entrevoir de loin entre des longs palmiers. Il ressemblait à ce paradis de jolies femmes qui vous demanderez en mariage sans aucun intérêt, simplement par pur amour. La Cuba socialista de cette époque était un endroit ou l'on pouvait vivre sans stress de factures de loyer ni de l'Hydro, car le communisme assurait la gratuité de tous les services publics. Le pays de Castro, de cette époque,serait même plus sécuritaire que le Canada, car il n y avait pas de drogue ni de bandes criminelles...Mais tout cela n'était que du mensonge!

Cuba a toujours été un pays où c'est dur de vivre. On mourait de faim et c'était la galère! On s'échangeait des coups de poing pour un bol de riz. Certes le grand banditisme et les réseaux mafieux sont inexistants, contrairement aux autres pays de la région, mais dans la rue et dans les quartiers pauvres il existe une culture d’intolérance impressionnant. C'est une société de machos où les hommes vivent dans une espèce de compétitions permanentes. 

J'ai vu des gens se faire tuer pour un simple regard envers la femme d'autrui, pour une chaînette en or ou encore pour une discussion de match de Baseball...Un étudiant ghanéen de médecine a été tué à Santa Clara pour lui voler son vélo de montagne. Plusieurs étudiants angolais furent tués à Cuba. Les Angolais ont tellement compté leurs morts que nous avions fini par les surnommer les « cafards » à cause de leur propension à se faire tuer bêtement par les Cubains.
Un arrêt de bus de la ligne Gerona- Chacòn. Les arrêts de bus étaient l'un des lieux  de conflits d'intolérance à Cuba.

Quand j'étais à l'université, à Santa Clara, un jour je me suis battu avec un chauffeur de bus du transport en commun. Il est rentré rapidement dans son bus prendre une machette et j'ai fui. Il m'a poursuivi dans la foulée, j'ai heurté une dalle mal placée sur le trottoir et je suis tombé violemment sur le pavé cimenté. Une femme passait juste à côté avec sa fille dans la main et m'a crié: 
« Muchacho lèves-toi vite, ce fou va te tuer!». Malgré le choc de la chute, j'ai perçu la voix de cette dame comme celle de ma mère dans les songes. Lorsque je me relevais, un garçon en vélo depuis l'autre bord de la rue m'a lancé la pompe à air de son vélo, qui m'est tombé juste sur mon ventre comme un ange.


Plusieurs années après nous sommes devenus des universitaires. Ici c'est à l'École polytechnique des génies de la Havane(CUJUAE) prêt à défendre les couleurs du Congo au foot.
Sans hésiter, j'ai saisi la pompe et je l'ai lancé fort sur le visage de l'agresseur enragé, qui était déjà à 5 mètres de moi. Sa tentative d'esquiver la pompe a freiné brièvement sa course et m'a laissé une fraction de seconde pour me relever et fuir. 

J'étais trop rapide pour ce gros bonhomme.Mais je ne sais pas qui, des gris-gris de mon père, de la pompe à air du passant ou de mes réflexes de footballeur m'avait sauvé la vie ce jour-là. Un autre jour je suis monté dans son bus, il m'a reconnu et il était plus détendu cette fois. On a rit ensemble et on s'est fait des accolades pour enterrer la hache de guerre entre nous.



Dans la moyenne, les Congolais de Cuba étaient grands et des vrais athlètes qui n'avaient pas peur du défi.
Revenons à notre nuit du festival de la Toronja, la soirée était magnifique cette nuit-là. Il y'avait beaucoup de monde dans les rues du centre-ville de Nueva-Gerona. Les arabes étaient déjà très nombreux au carnaval. On aurait dit qu'ils savaient que nous viendrons prendre notre revanche. Ils étaient bien habillés et arrogants de regard, les garçons portaient des jolis jeans serrés, avec des fermetures de fantaisie ou des petites décorations.

Les élèves sahraouis de Cuba
Ils avaient des cheveux défrisés qui brillaient comme ceux de Michael Jackson de 1988. Ils se promenaient toujours en groupe très nombreux, contrairement à nous qui étions éparpillés par des petits groupes de 3 à 4 individus. On se regardait seulement à distance et avec méfiance, comme pour attendre qui va commencer la bagarre le premier.

La Plaza municipal, théâtre de la bataille. À l'époque il n'y avaient pas ces arbres et surfaces vertes. C'était juste un désert cimenté du pavé de marbre, avec des bancs tout autour.

Il était 19h00 quand le DJ du plateau principal du festival s'est mis à jouer le fameux morceau de l'orchestre Pedrito y Los Van Van, intitulé « Azucar», au délire de la foule. Le Parc Central El Pinero s'était transformé en une gigantesque piste de danse populaire. 

Plus la soirée s’avançait dans le temps, plus on voyait de nombreux contingents des congolais arriver au festival. La confiance ne faisait que se renforcer dans nos rangs. À partir de cet instant, tous les Congolais nous ne formions plus qu'une seule famille.Les consignes étaient claires depuis notre école: quand la bagarre allait se déclencher, les filles et les plus jeunes garçons (dont j'en faisais partie) devaient courir vite se mettre à l'abri sur l'esplanade du ciné Caribe, juste en face du Parc Central.
Une élève namibienne de l'Esbec # 15
Mais pour le moment l'heure n'était plus à la bagarre. Certains Congolais se sont fondus dans des longues files pour les pâtisseries et la bière pour se payer de quoi à manger et boire. D'autres se mirent à danser et draguer les filles. J'ai même vu des compatriotes rigoler avec des arabes sur la bagarre de la veille. Ils se mirent à plaisanter avec eux dans une ambiance bon enfant. 

J'étais soulagé de voir que la bagarre n'était plus à l'ordre du jour et que c'était la paix, car moi aussi je n'avais pas envie de me blesser pour des gamineries.


La Calle 39, la rue principale qui menait jusqu'à la Plaza. Au fond on remarque cloche de la seule église catholique de l'île.
Erreur! Car plus loin, en m'approchant du kiosk de vente des Hot-dogs, je vois un groupe de congolais qui avaient participé au combat de la veille et ne voulaient par digérer la défaite. Ils se mirent à discuter violemment avec des arabes qu'ils avaient reconnus. Ils étaient emmenés par Innocent Dzoksse, l'un de nos grands aventuriers de l'époque.

Des lycéens congolais de l'École # 48 en 1989.
Il était environ 02h du matin lorsque Sabin Avouambet administra une claque sèche à un Sahraoui. La pire bataille estudiantine de la Révolution venait de commencer. En une fraction de seconde, la bagarre s'est généralisée comme une traînée de poudre. Les coups de poings, les bouteilles, les bâtons se mirent à voler de toute part. Les filles hurlaient de partout dans la foule. Le Parque central s'est rapidement vidé, laissant la place libre aux gladiateurs. Les Angolais, les Mozambicains, les Burkinabés, les Ghanéens…et même les Cubains ont tous quitté. En effet, qui voulait rester là et manger une bouteille en pleine face?


Des élèves ghanéens de l'École # 22
Cette bataille m’avait appris une chose à propos de linstinct humain, car avant les cubains et les arabes aimaient dire que tous les noirs se ressemblaient. Mais ce soir-là, les arabes savaient exactement avec qui ils avaient affaire. Ils n’ont pas eu du mal à nous distinguer des autres communautés noires présentes au carnaval, malgré une présence beaucoup plus nombreuse de nos cousins angolais. C’est ce que l’on appelle linstinct de survie.


Les Angolais de l'École secondaire # 50 à l'heure du repas de midi.

Parmi nous,il y'avait un gars qui avait un spray du poivre de Cayenne qu'il avait ramené du Congo. Il les a aspergés dans les airs et je me suis retrouvé dans un état de panique, avec les yeux qui piquetaient fort, puis j'ai frotté les yeux avec mes vêtements.Les gens se plaignaient des brûlures aux yeux.

En rouvrant mes yeux, je vois un Oko Mesmin alias « Mezo Rambo» ivre de joie. Il tenait un bâton en main et demandait« Mais qui est sahraoui? Qui est yéménite?». Elvis Epenita lui répondit « Mobali, bossana wana. Ezala atâ bainki, boma mundele tika moyindo!» (Oublies ça mec, tu tues tout ce qui n'est pas noir y compris les cubains!). J'ai aussitôt couru vers l'esplanade du Ciné Caribe, là-bas j'ai retrouvé les filles et les plus jeunes garçons tel que prévu par les consignes du groupe. Tous on se mit à encourager nos compatriotes depuis l'esplanade.
Le Ciné Caribe avec ses estrades. C'était le refuge pour ceux qui n'étaient pas aptes pour la bataille. En face c'était la Plaza.

J'ai vu le défunt Jonas Poungaloki déferler sa puissance sur les arabes tel une machine de guerre. Ce mec avait une force brute incroyable, il faisait une parade avec son bras gauche et il enchaînait avec une droite, comme un marteau pilon. Avec deux gars par terre, plus personne n’osait se lancer contre lui.


Une gang de lycéens de l'École 48. Avec le signe de la victoire c'était Jonas Poungaloki "La Machine".

Sur un autre angle je vois Bezengué Abo Mathieu, le « Bombardier » de Souanké, avec son ami Obindi Fortuné, former un front commun pour foncer sur des Arabes avec des coups de pied bien articulés.

La conclusion du récit suivra très bientôt…